Dérèglements au couvent : laffaire des Brigittines de Lille
« ... la dérision de la folie prend la relève de la mort et de son sérieux. De la découverte de cette nécessité qui réduisait fatalement lhomme à rien, on est passé à la contemplation méprisante de ce rien quest lexistence elle-même... Lanéantissement de la mort nest plus rien puisquil était déjà tout, puisque la vie nétait elle-même que fatuité, paroles vaines, fracas de grelots et de marottes. La tête est déjà vide, qui deviendra crâne. La folie, cest le déjà-là de la mort. » (Michel Foucault, Histoire de la folie à lâge classique, p. 19)
L'affaire des prétendues possessions démoniaques ayant affecté le couvent des Brigittines de Lille est moins fréquemment évoquée que celle de Loudun. Le petit livre de Jean Palou par exemple La sorcellerie, P.U.F., Que Sais-Je ?, 5e éd., 1975 ne contient pas une seule ligne se rapportant à laffaire de Lille, mais consacre deux pages à laffaire de Loudun (« La sorcellerie au XVIIe siècle » : « Le Diable dans les Couvents »). On peut se demander pourquoi : les deux affaires sont non seulement analogues, mais étroitement liées. Ce furent en effet les Confessions de Marie de Sains, telles quelles furent rapportées en 1624 par Jean Le Normand de Cheremont, se présentant comme collaborateur de l'exorciseur dominicain François [ou Sébastien ?] Michaëlis, qui constitua le point de départ du dossier le plus connu, ouvert depuis 1633, en même temps quelles fournirent aux religieuses de Loudun le thème de leurs désordres. Que ces dérèglements au couvent ne doivent rien au hasard, cest ce quen dehors de la célèbre étude de Michel Foucault, un article de Michel de Certeau [1] nous permet de comprendre: importance de lambivalence Diable-Dieu, déjà soulignée par Freud [2] ; « raison dÉtat » comme substitut dans la théorie du Père (Dieu-le-Père), comme « scindé » par les guerres motivées par la religion, au moment où le pouvoir étatique prend le relais de lautorité religieuse ; « vacillement » de toute lexpérience religieuse entre divin et diabolique, « droit divin » ou « raison denfer »...
En 1606, Anne Dubois, née le 22 décembre 1574 à Bruxelles, de Jean Dubois, greffier extraordinaire de la Chambre des comptes, et de Marie de Richemont, ouvrit à Lille un établissement placé sous les règles de sainte Brigitte, daprès le « Livre de grâce et de miséricorde » qu'elle avait écrit. Réformatrice de cet ordre contemplatif et mystique, elle aurait très tôt manifesté, en même temps que ses vertus domestiques et son rejet du monde, son penchant pour la piété. Encore toute jeune, elle avait, dit-on, refusé le lait dune nourrice quon reconnut ensuite être femme de mauvaise vie. A quinze ans, devant un crucifix, elle aurait entendu une voix lui prédire : « Tu n'auras pas d'autre époux que celui-là ». Tout au long de sa carrière, elle prétendit régulièrement entendre des voix lui dicter la conduite à suivre au sein de son ordre, se persuadant elle-même que sa voie était de la sorte tracée par Dieu. Ce ne fut quà la mort de sa mère en 1596 elle avait alors vingt-deux ans que son père consentit à la voir entrer en religion.
Les couvents ne manquaient pas à Lille Béguines, Religieuses de Sainte Claire, Abbiettes, Surs Noires, Surs Grises du Tiers Ordre de Saint-François, et aussi Surs de la Madeleine et la Maison du Salut, destinées aux femmes pécheresses plus ou moins repenties de par une volonté politique et religieuse de faire de la Flandre gallicane un avant-poste du catholicisme contre les Pays-Bas luthériens. Anne Dubois trouva dabord refuge dans la maison des Annonciades de Béthune, avant qu'une sur converse du couvent des Brigittines de Termonde ne vint à Lille régler une affaire de sa communauté à la Chambre des comptes. Chez le greffier, Anne Dubois fut rapidement charmée de lentendre vanter les préceptes de pauvreté et de miséricorde de son ordre. Tout aussi vite promue abbesse, malgré son humilité proclamée et sa méconnaissance de la langue flamande, après pas même deux ans de noviciat, elle reprit sa liberté pour fonder à Lille, la cité de son enfance, un nouvel établissement au moyen de subsides versés par le sieur Nicolas de Montmorency, baron de Vendegies, et plus tard comte d'Estaires. Époux d'Anne de Croy, il succéda à son oncle Maximilien d'lesenghiem en tant que chef des Finances des archiducs, membre du Conseil dÉtat. Puissant et influent, distribuant largement ses revenus auprès de fondations pieuses et duvres de charité, il aida Anne Dubois à vaincre lopposition de Michel dEsne, évêque de Tournai, et celle du curé de Loos, où celle-ci désirait dabord établir son couvent auprès dune chapelle réputée miraculeuse, et aussi à obtenir, comme le voulait la règle des Brigittines, lapprobation du pape Clément VIII, par le bref du 8 décembre 1603, à établir son couvent à l'intérieur même de la ville, près de la paroisse Saint-Sauveur, et non dans un faubourg extérieur, pour y abriter de jeunes femmes.
La nouvelle supérieure, à qui se joignirent bientôt de nombreuses professes et novices, est vite en odeur de sainteté, par les faits miraculeux qui lui sont imputés : ses voix, quelle fit bientôt entendre à une sur alors quelle était plongée dans un état cataleptique, en adoration dans sa chambre devant un tableau de la Vierge Marie ; ses prémonitions, celle en particulier concernant son frère, quelle voit tomber mort lors dune chute de cheval, demandant aux surs des prières pour le salut de son âme, avant que celui-ci vienne frapper à la porte du couvent, racontant lembardée de cheval dont il fut la victime. Réformatrice de son ordre mystique consacré à la prière, son rôle consista surtout à instaurer une stricte séparation entre les sexes les établissements d'hommes et de femmes étaient jusqu'alors dans les mêmes bâtiments, séparés par une épaisse clôture, les uns et les autres ne se rencontrant quà la chapelle commune , doù les frustrations nécessairement engendrées, et à adapter à tous les moindres gestes quotidiens des prières spéciales: pour enlever telle pièce de vêtement, pour telle bouchée de nourriture, telle gorgée de boisson, telle opération de nettoyage... Réservant sa chambre dans une pièce située sous les toits, dans une tourelle, loin des bruits, et de la conduite de son couvent, elle-même passait à la méditation le plus clair de son temps...
Ces faits témoignent de latmosphère qui devait alors régner dans ce couvent de Lille où vivaient sous la direction dAnne Dubois que les uns jugèrent sainte, dautres simplement illuminée les religieuses de Sainte-Brigitte.
Très vite, ce couvent, fort honorablement peuplé de jeunes filles de bonne bourgeoisie que leurs parents jugeaient commode davoir en religion, fut le théâtre dévénements singuliers. On y entendait la nuit, disait-on, des bruits sourds, des voix plaintives, des clameurs étranges, paraissant venir de lextrémité des jardins, et prenant, à lapproche des dortoirs, la forme dépouvantables hurlements. Paralysées par leffroi, les religieuses nosaient plus demeurer seules dans leurs cellules. Des apparitions sont décrites : une religieuse sans tête, ou portant un masque hideux, déambulant dans les froids couloirs ; des jeunes hommes emplumés ; des fantômes à lallure obscène ; de gigantesques hommes tout armés, frappant et gesticulant ; des monstres... lélément masculin est indiscutablement présent dans ces phénomènes hallucinatoires. Labbesse elle-même prétendit avoir vu une grande bête se jeter sur elle et, la patte sur son épaule, sapprêter à la dévorer, ne devant davoir la vie sauve quau simple signe de croix quelle fit avec de leau bénite. Le couvent tout entier jeûna, pria, multiplia encore les mortifications et les privations, et les jeunes femmes, dont les facultés mentales se trouvaient déjà affaiblies, accusèrent bientôt des symptômes somatiques : tics, grimaces, contorsions, crises dagitation durant lesquelles elles dansaient de manière lubrique sur les marches de lautel, ou bien lacéraient les livres saints, toutes étaient atteintes. Telle voulait se suicider, telle autre refusait toute discipline religieuse, beaucoup, dans le secret du confessionnal, savéraient totalement incapables de demander l'absolution, faute de pouvoir sexprimer. Le tableau classique de lhystérie... Certaines dépérirent et moururent. Un vent de colère ne tarda pas à sélever de la ville contre Anne Dubois, dont on accusait, à juste titre, les excès de mysticisme. Labominable nourriture qui devait faire lordinaire du couvent ces jeunes femmes « nourries par les anges », pour reprendre le mot de Freud, au lieu de lêtre par le père nourricier... , le défaut dhygiène, étaient vraisemblablement aussi en cause. Les autorités ecclésiastiques furent réunies : le R.P. Philippe, Confesseur des archiducs et jésuite de Bruxelles, un carme espagnol, le P. Gratien, les docteurs de Louvain Jansonias et Malderus... Ils déclarèrent Anne Dubois innocente des désordres qui affectaient son couvent, jugement qui fut confirmé par lévêque de Tournai. Mais les troubles continuèrent. A la Pentecôte de 1612, Anne Dubois rapporta encore qualors quelle se trouvait en prières, elle fut renversée par des forcenées qui poussaient des cris inarticulés, dansaient lubriquement et hurlaient durant les offices.
Une nuit, on entendit une voix que toutes reconnurent : celle de Marie de Sains, qui jouissait au couvent dune réputation de parfaite piété et de sainteté, saccusant dêtre depuis le début à lorigine des événements. Une jeune novice, Simone Dourlet, saccusa bientôt elle-même être sa complice. Anne Dubois les fit sans tarder déférer à lOfficialité de Tournai, où elles furent emprisonnées et questionnées durant un an, dabord en vain, par les P. Michaëlis et Dompteus, spécialistes des exorcismes, qui avaient de surcroît déjà sévi à Aix où des faits analogues, qui avaient abouti à la condamnation de Magdeleine de La Palud, sétaient produits, le premier en sa qualité de prieur de Saint-Maximin, le second ayant été choisi pour lassister. Magdeleine de La Palud leur avait révélé quelle sétait vouée au diable sous linfluence du confesseur de son couvent, le sieur Gaufridy, brûlé vif comme sorcier en 1610 [3]. Quelques professes de Lille auraient assisté au procès dAix, ce qui expliquerait la similitude des deux procès. Le confesseur des Brigittines de Lille, Jean Leduc, prit préventivement la fuite chez son frère à Cambrai. Il reprit peu après sa charge au couvent, et ne fut pas inquiété.
On relâcha Simone Dourlet, alors murée dans son silence, en raison de son jeune âge, ou plus vraisemblablement de l'influence de sa famille, la bannissant simplement de la ville de Lille. On exorcisa le couvent, en sattachant plus particulièrement aux religieuses désignées par Anne Dubois comme étant les plus possédées : Françoise de Boulonnois, Catherine Fournier et Péronne Imbert, Marie Vandermotte et Marie de Lannoy, ces deux dernières furent bientôt regardées comme apaisées. Cest au cours de la cérémonie dexorcisme que Belzébuth en personne, le diable de Péronne Imbert, désigna Marie de Sains « indigne de son nom » et auteur des plus grands maléfices. Cette dernière avoua tout, seulement alors, ce que, soutient Michaëlis, la prison de plusieurs mois et plusieurs mortifications n'avaient su gagner sur elle, le commandement d'un diable, fait de la part de Dieu, la fit faire.
Elle avoua tout ce que limagination la plus débridée peut enfanter en matière de crimes et de turpitudes, au point que larchevêque de Malines, alors âgé de soixante-dix ans, ahuri par les énormités qu'elle proférait, aurait déclaré « qu'il n'avait jamais rien oui ni entendu de semblable et que les péchés et abominations de Marie de Sains estoient au-delà de toute imagination ». Quelle avait été initiée enfant par une gouvernante qui était une sorcière. Que le diable avait fait delle une princesse des magiciennes en même temps que son épouse, et que, fidèle à ses ordres, suo sponso obsequentissima, elle sétait montrée si pieuse quelle avait vite pu commencer à semer le désordre au sein de la communauté religieuse en devenant rapidement professe... Elle révéla avoir fait, classiquement, un pacte avec le diable symbole paternel impossible à trouver, doù la multiplicité des objets dinvestissement du rôle quon pourra ici constater , dont voici le texte, on sen doute, largement interprété :
« Je, Marie de Sains, promets à toi, Belzébuth, que je vous servirai toute ma vie et vous donne mon cur et mon âme, toutes les facultés de mon âme, tous les sens de mon corps, toutes mes uvres, tous mes désirs et soupirs, toutes les affections de mon cur, toutes mes oraisons et toutes mes pensées. Je vous donne toutes les parties de mon corps, toutes les gouttes de mon sang, tous mes nerfs, tous mes ossements, et toutes mes veines, et tout ce qui est dans mon corps et ce que créature pourrait offrir. Je vous donne ma vie pour vostre service, voire même, si j'avais les mille vies, je vous les dévouerais toutes de tout mon cur, parce que vous le méritez et que vous le voulez et parce que je vous aime. Aussi, je renouvelle et ratifie toutes les promesses que je vous ai faites et promets que toujours je persevéréray en vostre service pour recevoir vos commandements et les accompliray de toute ma volonté ; en confirmation de quoy, j'ay écrit et signé la présente de mon propre sang. »
Elle confessa avoir « placé sous les accoutrements des nonnes, aux paillasses de leurs couchettes, un maléfice que le diable [lui] confia et qui devait causer l'extermination de la communauté. Ce maléfice fut inventé par Louis Gaufridy [le confesseur d'Aix] et il était composé avec des hosties et du sang consacré, avec des pieds de bouc, de la chair et de la liqueur séminale de sorcier, avec des morceaux de foie, de rate, de cervelle. » Avoir « administré aux filles de sainte Brigitte des poudres débilitantes. » « ... fait avaler des poudres altérantes à la sur Catherine et à la sur Boulonnois, au père Michaëlis des poudres qui agissent sur l'estomac et sur le cerveau, au père Domp[teu]s des poudres qui engendrent une maladie pédiculaire » « ... tenté à différentes reprises de faire mourir la mère abbesse ainsi que l'évêque de Tournai et tous les serviteurs attachés à sa personne. » « ... fait périr la gouvernante de Bapaume et un nommé Jean Bourgois. » « ... tué des petits enfants et les [avoir] ouverts tout vifs pour les sacrifier au diable et les emmener à la Synagogue [4] », avouant avoir accompagné ces crimes de toutes sortes de supplices : « J'en ai chiqueté aussi menu que sel ; à d'aucuns ai-je espotré [= écrasé] le cerveau contre une muraille, aussi ai-je écorché la peau d'aucuns, disant : j'offre corps et âmes de ce petit enfant, à toi Lucifer à toi Belzébuth et à tous les diables. » « ... jai arraché les cheveux aux uns, percé le cur et les tempes dune aiguille aux autres ; autres ai-je jeté aux latrines ; autres ai-je jeté en des fours échauffés ; autres ai-je jeté aux loups, aux lions [sic], aux serpents et autres animaux pour les dévorer ; jen ai pendu par les bras, par les pieds, par les parties honteuses... » « ... occis plusieurs petits enfants, et [...] ouverts tout vifs afin de les sacrifier au diable. » Le thème de loralité, renvoyant au tout premier stade de la formation de la personnalité individuelle, est ici, comme partout en sorcellerie, omniprésent. Elle saccusa de pratiques sexuelles immondes hommage rendu au postérieur de Satan, mariage avec Belzébuth, consommé par sodomie, cohabitation charnelle avec des démons, « commerce avec des chiens, des chevaux, des serpents » , et rapporta des scènes fantasmatiques évidemment inspirées de tout ce que les anciens et la Bible ont pu imaginer de turpitudes. Elle soutint avoir au sabbat prodigué aussi ses faveurs à Louis Gaufridy... Elle prétendit que son commerce bestial avec le diable, en dépit de son aspect repoussant, lui avait procuré des jouissances infinies, ayant été plusieurs fois pénétrée par tous les orifices de son corps en même temps, et que celui-là la rendue enceinte de ses uvres...
Comme le fait remarquer Michel Foucault (op. cit., p. 142), en de pareilles affaires, « On ne sait ce qui doit étonner davantage, ou des questions posées ou des réponses obtenues : car, si les aveux font preuve de déséquilibre mental, les demandes montrent un souci du détail scabreux et de limage impure, bien peu compatible avec la gravité et la décence requises de tout juge. »
Elle revendiquait elle-même son titre de sorcière, et implora ses accusateurs de lui trouver sur son corps les fameux stigmates, se piquant voluptueusement elle-même pour les montrer aux juges. Jugée en 1613, elle ne fut pas brûlée vive pourtant, comme elle leût été si elle avait été condamnée par les autorités civiles, mais seulement privée de lhabit religieux et détenue à vie dans les prisons de lOfficialité de Tournai. Peut-être ses juges étaient-ils conscients aussi de laltération de ses facultés mentales. Elle finit ses jours à Vilvoorde. [5]
Dans le même temps où se déroulait le procès de Marie de Sains, les religieuses navaient de cesse daccuser Simone Dourlet davoir eu elle aussi commerce avec le diable. Leurs crises mêmes, peut-on remarquer, constituant déjà en elles-mêmes, au point de vue analytique, essentiellement des attaques projectives contre les personnes des accusées, évasion hors du conflit psychique par attribution des pulsions au monde externe. Et lanalyse encore nous apprend que la projection est de toutes les défenses la première à se mettre en place, précisément sous influence du stade oral. Dune personnalité sans doute très différente de celle de la principale accusée, décrite comme jolie, mutine, et fort peu disposée à lenfermement au cloître, Simone Dourlet avait, encore novice, été jugée par ses supérieures comme ayant « de mauvais desseins à l'instance et persuasion du diable ». Incarcérée à Tournai, puis relâchée, finalement désavouée par sa famille, elle trouva refuge à Valenciennes où elle se fit demoiselle de boutique. Cest là quelle se laissa séduire puis épouser par un jeune homme venu de Lille étudier la philosophie, auquel elle ne put sempêcher de conter tous les détails de son passé de religieuse. Le jeune galant ne sut sans doute pas lui-même résister aux questions dont le pressait une vieille tante, sur converse au couvent de l'Abbiette, sur sa jeune épouse, qui sempressa daller rapporter toute lhistoire, qui parvint enfin aux oreilles du P. Dompteus, en sa qualité de confesseur. Celui-ci soccupait alors, sans doute mollement, de faire rechercher Simone Dourlet à des fins de compléments dinstruction. Il écrivit aussitôt au prince de Robeck de Montmorency, à lattention des archiducs, qui fit en retour dépêcher à Valenciennes maître Dufresne, muni de tous les pouvoirs de police nécessaires pour faire incarcérer à nouveau Simone Dourlet. Le P. Dompteus reçut quant à lui une lettre du nonce apostolique le nommant « commissaire pour toute lenquête avec son propre auditeur », lui octroyant de surcroît « pouvoir de chasser tous les esprits immondes dans le pays de par de ça, pourvu qu'il suivit en cela les rites de lÉglise romaine... », lautorisant à requérir lassistance du prévôt de Valenciennes, en somme linvestissant dune mission quasi-divine dextermination des démons, avec toute lautorité de linquisiteur.
Partis de Bruxelles, ces sinistres personnages apprirent en passant à Tournai que Marie de Sains poursuivait ses aveux avec une volupté coupable, détaillant les hiérarchies diaboliques et accablant les magistrats avides de tels détails de précisions salaces. Elle apprit entre autres à ses juges que dordinaire le jeudi Asmodée tenait au sabbat ce discours : « Mes amis, nous célébrons aujourdhui le sabbat de sodomie. La sodomie est une uvre très agréable à Lucifer. Je vous prie de bien faire votre devoir, voire même vous provoquer les uns les autres ; prenez exemple de moi, qui suis le prince de la luxure ; et si vous accomplissez souvent cette uvre, vous aurez la récompense en ce monde, et en lautre la vie éternelle. » Sa déposition contient aussi des morceaux danthologie, telle cette inversion du décalogue :
« Tu adoreras Lucifer comme le vrai Dieu,
Et tu nen aimeras point dautre que lui.
Tu blasphémeras assidûment le nom de Jésus.
Tu haïras ton père et ta mère.
Tu tueras les hommes, les femmes et les enfants.
Tu commettras sans difficulté ladultère, la fornication,
Et tous les crimes les plus horribles en ce genre.
Tu te livreras à lusure, au vol, à la rapine.
Tu porteras faux témoignage, et tu te parjureras.
Tu convoiteras la femme et les biens de ton prochain. » [6]
Simone Dourlet témoigna vraisemblablement au cours de son procès dun solide sens de la répartie. On la décrit, alors âgée de vingt ans à peine, résistant à ses accusateurs, docteurs en théologie, prétendues complices, ainsi quà son ancienne supérieure, nayant de cesse de laccabler, émerveillant ses juges par la clarté et le bon sens de ses réponses. On rechercha sur son corps les stigmates, en présence de trois médecins, dun notaire et dune sur, lui enfonçant les aiguilles sous les seins, le dos et le genou. Elle parvint à retenir sa douleur et à se taire. Finalement réveillée brutalement un soir à minuit on prétendait vérifier ainsi quelle ne revenait pas du sabbat elle confessa « avoir été sacrilège en humectant la Sainte Hostie avec ses lèvres » et « en jouant au tric-trac ». Elle fut condamnée à être brûlée vive. La sentence fut exécutée devant le porche de la cathédrale de Tournai, où le vent attisa la flamme du bûcher, à ce point que le bourreau neut pas le temps de létrangler, comme le voulait la « miséricordieuse » coutume de ce temps retentum curiae, adoucissement de la sentence de mort par le bûcher.
Anne Dubois et le prince de Robeck finirent tous deux leurs jours en 1618, pour être enterrés dans la chapelle de lancien couvent des Brigittines. Ce fut la même année, le 5 mai 1618, date anniversaire du commencement des exorcismes à Lille, que le P. Michaëlis, Vicaire Général de lordre des Dominicains, mourut, dit-on, dans dépouvantables souffrances au couvent des frères prêcheurs. Confrontée à lindividu, quon décrit comme animé dune haine maladive, cuistre, caractérisé par labsence de tout esprit de charité, Simone Dourlet lui aurait prédit cette mort en ces termes :
« Puisque vous me faites sorcière malgré Dieu et ma volonté, en ce jour d'hui j'en veux faire acte, je prédis les restes de votre vie terrestre seront par troublés de vifs remords pour les tourments qu'endure ici-bas pour vous une innocente et pauvre fille, plus ne trouverez le repos le jour, ni de sommeil la nuit et avant cinq ans écoulés, serez en griffes de ce diable vous dites estre mon maître. »
Linquisiteur Michaëlis avait écrit en 1587 un traité « De la pneumologie des esprits ». Il fit rééditer son ouvrage en 1614, y relatant dans trois livres alors publiés les affaires dAix et de Lille. Mais cest à Jean le Normant de Chérimont, qui ne fait peut-être quun avec le P. Dompteus ou Domptius, que lon doit davoir fait connaître en 1624 le détail de laffaire de Lille, notamment des interrogatoires de Marie de Sains et de Simone Dourlet, quil résuma pour le « Mercure français ». Il nest pas exclu que cette « Histoire de notre temps », largement diffusée, ait pu produire une vive impression sur les faibles Ursulines de Loudun, qui partageaient sans doute le même amour coupable pour leur brillant confesseur, Urbain Grandier, que celui de Madeleine de la Palud et de Marie de Sains pour Gaufridy. Dans laffaire de Louviers, un prêtre de lévêché dEvreux ayant assisté en personne aux scènes de possession des Ursulines de Loudun se mit à en faire le récit, sans doute avec la plus grande force de conviction, dans les couvents des alentours... La parole vive, mais aussi limprimé, peut-être limage, tous éléments de publicité, conçue alors comme une arme dans la volonté dextirper le mal, tous ces éléments devaient sans doute concourir à la diffusion de lépidémie de sorcellerie dans les couvents, caractéristique de la première moitié du XVIIe siècle, en rencontrant à chaque fois un même terrain névrotique favorable, tout en lui fournissant ses thèmes significatifs.
notes :
[1] Michel de Certeau, « Ce que Freud fait de lhistoire : à propos de « Une histoire démoniaque au XVIIe siècle » », Annales E.S.C., mai-juin 1970, pp. 654-667, repris dans Alain Besançon, LHistoire psychanalytique. Une anthologie, Mouton, 1974, pp. 220-240.
[2] Sigmund Freud, « Une névrose démoniaque au XVIIe siècle » (1922), in Essais de psychanalyse appliquée, Gallimard, 1952, pp. 213-254.
[3] « Gaufridy était un prêtre assez mondain, dune figure agréable, dun caractère faible et dune moralité plus que suspecte, il avait été le confesseur de Magdelaine de la Palud, et lui avait inspiré une implacable passion ; cette passion, changée en haine par la jalousie, était devenue une fatalité, elle entraîna le malheureux prêtre dans son tourbillon de folie qui le conduisit au bûcher. » (Eliphas Lévi, Histoire de la magie, Guy Trédaniel, 1986, pp. 379-380). On peut suivre par ailleurs dans ses principaux moments constitutifs la propagation de lépidémie de sorcellerie qui sévit dans les couvents au XVIIe siècle : 1) Aix : laffaire Gaufridy ; 2) Lille ; 3) laffaire des Ursulines de Loudun ; 4) laffaire des religieuses de Louviers.
[4] Le mot renvoie ici significativement, en opposition à lÉglise, à l'assemblée du diable et des sorciers. Comme les Juifs qui ont tué le Christ, les sorciers sont désignés être contre lui, tout comme Lucifer, lange déchu de la Bible.
[5] Il est vrai que les jugements de ces cours ecclésiastiques paraissent modérés pour lépoque, comme le fait remarquer Roland Villeneuve (Les Procès de sorcellerie, Marabout, 1974, p. 58) : « LOfficialité se contentait le plus souvent de prescrire le jeûne au pain sec et à leau, lapplication de la « discipline », et le bannissement momentané des coupables. Elle recommandait avec insistance la flagellation, la pénitence, le port de chaînes et de cilices. Dans les cas graves, elle faisait raser le crâne aux apostats et obligeait les calomniateurs à porter des signes dinfamie sur la poitrine ou sur le dos. Les prêtres sarrangeaient en général pour échapper aux châtiments les plus sévères. »
[6] Görres, La Mystique divine, naturelle et diabolique, Paris, 1855, 5 vol., t. V, p. 235.
© zajac@worldnet.net [Serge Zajac]. 29 octobre 1997.
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